Les Gaous, ou « La Septième Dimension du Montage »

Joli exemple de cinéaste décadent que celui de Jean-Marie Poiré, le roi du fish-eye, du montage analphabète et de l’humour débilos : comment l’homme qui a servit les meilleurs délires de la troupe du Splendid (Le Père Noël est une Ordure, mais surtout le subliment gotlibien Papy Fait de la Résistance) ou fit un joli film de potes (le nostalgique Mes Meilleurs Copains) se retrouva t-il a s’exciter comme une puce en shootant « à l’américaine » les plus vaseuses comédies post-Philippe Clair ? Comme le dit le prophète, les voies du Seigneur sont impénétrables. Même Brian De Palma rendra hommage au burlesque formel de Poiré lors de quelques scènes du conseillé Le Bûcher des Vanités. Cela ne fait aucun doute.

Belle histoire en devenir également de l’un de ses poulains fidèlement épaulés, le bien-nommé Igor SK, qui assiste depuis des années le maître dans ses fantasmes d’artiste les plus déviants. Igor Sekulic, le petit jeune et futur grand nom du cinéma national, producteur du déjà mémorable… Ma Femme S’appelle Maurice… réalisateur de seconde équipe sur…Les Anges Gardiens…concepteur des merveilleux effets visuels de…hum…Les Visiteurs en Amérique…mais là où les dernières fantaisies de Poiré prêtent à sourire ou à rire, toutes affligeantes qu’elles sont, le premier long-métrage du petit Igor redonne toute sa puissance à la signification trop éculée de « divertissement régressif » ou de « plaisir coupable« .

Jean-Marie Poiré, le Michael Bay français, a créé un véritable monstre, tellement monstrueux d’ailleurs qu’il en est prodigieux.

Le « mauvais film sympathique », définition administrée par la troupe de Nanarland, peut certainement se diviser en plusieurs catégories. Il y a le faux nanar, celui qui ennuie plus qu’il ne fait jubiler (le navet), le bon vieux film-catastrophe (hic !), apte à alimenter les soirées collégiales les plus folles…et il y a le film-somme, l’œuvre cinématographique ultime, qui tient non pas de la séance rigolote mais de l’expérience pure, au-delà du réel et de la raison. En somme, d’expériences éclectiques, c’est de cela dont cinéklectic a l’honneur de parler, et Dieu sait qu’il en est ici question.

Les Gaous, perle du genre, est de ceux-là, et démontre l’inaptitude du langage humain  à définir l’indéfinissable. Q’aurait-pu dire Serge Daney d’un tel film ? Certainement que c’est un grand pas vers l’apprentissage du médium cinéma, tant un tel ovni relève du film à ne pas faire, un cas d’école voire d’asile, qui n’a rien à envier à l’inquiétant T’aime de Patrick Sébastien, un film qui, contrairement à Les Gaous, demeurait plutôt compréhensible d’un point de vue formel. Ici, ce n’est pas tant l’histoire qui est sévèrement allumée, mais c’est toute la technique défigurée par ce fou d’Igor SK qui disjoncte les fusibles du plus courageux des cinéphiles.

Il y a un héritage du choc formel cinématographique, à toute époque une œuvre différente vient bouleverser les croyances du public pour mieux le dérouter dans sa vision du cinéma. Jadis, Orange Mécanique. Aujourd’hui, demain, Les Gaous. Pauline Kael aurait-elle pris du plaisir devant l’œuvre d’Igor SK ?

Concrètement, Les Gaous n’invente rien : l’affiche annonce un teen-movie bien de chez nous, contant l’histoire de deux ploucs (dont un coiffeur excentrique) s’évadant de leur cambrousse pour chercher du pécule dans la Capitale. Or, si l’affiche ferait croire à un dérivé comique de Plus Belle La Vie qui n’aurait rien à envier aux plus grands films de Freddie Prinze JR, le résultat est tout autre chose. Réunissant une multitude d’interprètes à l’éclectisme hallucinant, ce projet à nulle autre pareil joue d’emblée sur la logique et les attentes du spectateur.

Ce dernier se frotte les yeux, croyant en une hallucination diabolique : est-il humainement possible d’additionner autant de « talents » complètement improbables ? La science répond à la négative, mais le docteur Maboul SK, lui, opine du chef, et propose une galerie effrayante d’ « acteurs » fort divers. Retenez votre souffle, avis aux cardiaques. Richard Bohringer en papa sévère amateur d’escargots. Jean-Marie Bigard en handicapé fou de vitesse, vétéran de la guerre. Ticky Holgado. Régis Lespalès et son fameux regard en biais. Mareva Galanter. Max Boulbil en dealer. Joël Cantonna en flic. Virginie Lemoine. Stone en hippie. Si si, la Stone du duo Stone et Charden. Un grand dialoguiste français disaient que les cons osent tout, mais à ce niveau là, la connerie devient du génie.

Même les critiques de cinéma les plus lapidaires disent que l’ouvrage est si mauvais qu’il tient de l’incompréhensible, au mieux de l’absurde au dix-milième degré, pas seulement de la médiocrité, mais, en somme, de l’indescriptible. De L’ouvreuse à Nanarland, chacun se met en tête de partager l’expérience interdite, pour mieux être certain du spectacle subit, pour savoir si tout cela ne tient pas d’un mauvais trip. Car le plus traumatisant dans cette potacherie, ce n’est pas son humour totalement attardé, son miscast total, son scénario simpliste, non, non, non.

La clé de voûte de l’œuvre, qui donne tout son sens au non-sensique de cette comédie, c’est l’origine-même du langage cinématographique : le montage. Eisenstein, s’il vivait encore, se remettrait en question. Une grande partie du journalisme ne s’est pas tari de critiques sur le montage particulier des Tony Scott première ère : autant dire que les 3000 images/seconde des Gaous a tout de l’acte kamikaze.

Découvrir l’œuvre, c’est découvrir la négation totale du bon sens, à l’image de ce montage tout à fait incompréhensible et tétanisant de vitesse et d’incongruités, cet éloge du faux-raccord, les plans s’enchaînant les uns après les autres à la manière d’un carambolage. L’hystérie du montage épaule l’hystérie des situations, de l’humour et des personnages. Un peu comme si les frères Coen s’étaient drogués dangereusement et avaient fait d’Evil Dead un film aussi rapide qu’inexplicable. En trente secondes, les erreurs techniques sont déjà fort nombreuses, et c’est un inhumain marathon du mauvais goût qui n’en finit pas, durant une heure trente, pour un film qui semble durer bien plus. A côté de cela, le montage, déjà fort cocasse dans son bazar, des Couloirs du Temps semble devenir un modèle de professionnalisme. Bad Boys 2 se transforme en parangon du film méditatif. Certains films sont tellement mauvais ou surprenants de bêtise qu’ils sont capables de cramer cinq neurones à la suite, tout en empêchant le spectateur de passer à autre chose, tout hypnotisé, littéralement, qu’il est ! Et bien, c’est un beau résumé de l’affaire: le montage frénétique sert ici à happer les plus déviants cinéphages, ceux qui, comme code d’honneur, sont prêts à se sacrifier au champ de bataille.

Non, Les Gaous, ce n’est pas que plusieurs plans-fesses très esthétiques, qu’une réflexion sur la condition humaine où dialoguent cailleras crédibles, rasta-man et campagnard très sentimental, ce n’est pas qu’une ode à la débilité salvatrice (postérieur coincé dans une lunette de chiottes, sèche-cheveux dans la bouche, liquide vaisselle comme shampoing, scène de sexe subtile). En somme, ce n’est pas qu’une fable moderne.

C’est AUSSI un film expérimental comme les grands noms de de la Nouvelle Vague ou du Nouvel Hollywood en imaginaient jadis. C’est l’héritage des années soixante-dix, du point de vue des essais formalistes autant que par les dialogues lyriques et les situations burlesques, rappelant le meilleur de Max Pecas, de Philippe Clair ou de Serge Korber. Le montage de Jean-Luc Godard façon A Bout de Souffle rencontre Le Führer en Folie. C’est une œuvre avant-gardiste, de celles qui passeront, des années plus tard, à la postérité. Imaginez un peu Les Gaous scénarisé par Paul Schrader: la folie, à tous les niveaux.

C’est un film d’art et d’essai radical, osant effectivement les pires gags, osant les pires angles (ho, un fish-eye), osant les incohérences les plus farfelues, au service de l’Art. Les élèves en école de cinéma devraient étudier Les Gaous pour comprendre ce qu’il faut faire et ne pas faire dans la construction d’un film. L’importance du montage et de la technique est tellement ignorée désormais qu’un bon vieux rappel ferait l’effet d’une cure de Jouvence. Bien qu’un tel rappel puisse faire très mal.

Ainsi, Les Gaous est une œuvre d’utilité publique. En parler, ce n’est pas grand-chose. Il faut le voir. Et essayer d’en croire ses yeux.

Un autre pas vers l’ouverture d’esprit.

Essentiel.

Clément ARBRUN

Post-Scriptum: les images en disent plus que les mots. Il est fortement conseillé, pour avoir une idée de l’entreprise, de visionner les vidéos publiées dans ce bel article signé L’ouvreuse: http://louvreuse.net/Bobine-minute/les-gaous.html

(merci à nicco pour la découverte)

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